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Documenta
jeudi 11 novembre 1999
"Le chasseur absent", d'Alfredo Pita
Lima mon amour
Il y eut les rêves de révolution. Puis la violence. Et l'exil. A l'heure du retour, que reste-t-il ? Le premier livre, éclatant, d'un Péruvien de Paris.
 
David Sarfati pour Telerama
Comme son héros, Alfredo Pita a fui la dictature péruvienne. Il est aujourd'hui journaliste à l'AFP. Mais c'est par la fiction qu'il retrouve les lumières de sa ville.

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L'été à Lima, entre chien et loup, une lumière rouge aubergine balbutie et enveloppe de douceur les êtres, la ville. Vague instant de paix, humé, presque sublimé, par une bande de garçons. Ils ont 20 ans, et, à fleur de peau, une fureur d'aimer, une rage de vivre. Fiévreux, il s'imaginent combattants de l'ombre, réinventent le vieux monde, brandissent leur âme, leur jeunesse, leur générosité pour ce Pérou ensanglanté par la terreur, la dictature militaire. Plus poètes que marxistes, armés de vers - Rimbaud, Homère, Pound -, ils s'enivrent de beauté, de sensualité, déclament la rébellion et déclarent la lutte finale. Chacun, d'un même élan, songe à appuyer sur la détente mais aussi à enrouler autour de ses doigts la noire chevelure d'une belle…

Arturo Pereda Diaz est l'un de ces guévaristes ardents, rêveurs insatiables. Il est aussi le narrateur du Chasseur absent, premier, puissant et opulent roman du Péruvien Alfredo Pita. Années 70 : Pereda et sa bande de comploteurs littéraires passent à l'action, délaissent la violence poétique pour la violence politique, le lyrisme pour le meurtre. Une nuit de folie, les illuminés, comme chantait Rimbaud, exécutent un traître. Devenus assassins, les camarades se séparent. Les uns s'enfoncent dans la clandestinité, Pereda, lui, fuit, vers l'exil. Destination : l'Europe ; objectif : changer d'identité. Quinze ans plus tard, un passeport allemand dans la poche, les illusions en lambeaux et la peur au ventre, Pereda revient au pays. Tenaillé par des émotions contradictoires : les retrouvailles heureuses avec sa famille, les lumières de Lima, puis les retrouvailles, si délicates, avec lui - même, sa jeunesse, ses amours, ses engagements. Pereda va se cogner au passé, affronter sa folie, regarder en face sa vérité. Mais quelle vérité ?

C'est par ce retour déchirant de Pereda sur sa terre natale que commence Le Chasseur absent. Comme son héros, Alfredo Pita est un exilé. Un homme déraciné avec au cœur des blessures, certaines intimes, d'autres politiques. Fin 1983, journaliste au chômage, en conflit avec les forces de gauche de son pays meurtri - tyrannisé aussi bien par des groupes maoïstes que par la répression armée -, il est sans espoir. Et puisque, enfant, il fut bercé de culture française, c'est tout naturellement qu'il choisit de partir pour Paris.

Alfredo Pita ne fut jamais un militant, mais un citoyen, un journaliste engagé. S'atteler à la rédaction de ce Chasseur absent, c'était pour lui, bien sûr, une évidence. Raconter son pays, sa beauté ; évoquer les égarements d'une génération, la souffrance d'un peuple, la meurtrissure d'une culture indienne ancestrale. Son écriture ample, généreuse se met au service d'une humanité sans failles. "Je fais partie d'une génération de privilégiés. 1967 : la mort du Che ; 1968 : la révolte, la guerre du Vietnam, la lutte des Noirs aux USA… Le monde était en ébullition, et nous aussi. Mais nous étions face à des choix impossibles. Il y avait trop de livres à lire, trop de filles à aimer. La vie était formidable. Nous trempions dans un héritage époustouflant, celui des García Márquez, Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa. Mais nous n'étions pas pressés d'écrire. L'urgence était collective, pas individuelle."

Depuis quinze ans, journaliste au bureau espagnol de l'Agence France - Presse, à Paris, Alfredo Pita a le regard braqué sur l'Amérique latine, scrute, analyse, divulgue des kilomètres d'infos. Et continue le combat, à sa manière, sur le web, à coups d'articles violents contre le régime péruvien. Mais c'est loin de Lima, après bien des années d'attente, de gestation, qu'il s'est enfin mis dans la peau du romancier que, tout jeune homme, bercé de Jack London ou de Robert Louis Stevenson, il rêvait de devenir un jour. "Mama Victoria, ma grand - mère, était maîtresse d'école. Chaque après - midi, elle me racontait des histoires lointaines. De la Bible à l'exploration des pôles, de la trajectoire des comètes à la mécanique des éclipses. C'est elle qui a fait de moi un fabulateur, un "mensongeur". "Mensongeur, le joli mot, entre mensonge et songe, ces élixirs de tout écrivain, et l'unique distorsion de son français roucoulant, chargé de tendresse pour la vie, l'amour, le monde".


Martine Laval

Le Chasseur absent, d'Alfredo Pita, traduit de l'espagnol par André Gabastou.
Ed. Métailié, 342 p., 130 F.



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