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LE MONDE - Paris, France
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Le Monde, vendredi 24 septembre 1999
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Après quinze ans d'exil, Arturo Pereda revient dans son pays, le Pérou. Au gré des souvenirs et des remises en cause, le « chasseur absent » d'Alfredo Pita se transforme peu à peu en « chasseur de vérité »
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Retrouvailles amères

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LE CHASSEUR ABSENT (El cazador ausente) d' Alfredo Pita.
Traduit de l'espagnol (Pérou) par André Gabastou,
Métailié, 342 p., 130 F [19,82 euros ]
Jean-Louis Aragon
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Il aurait pu s'appeler Ulysse, en d'autres temps. Son Ithaque est le Pérou, son Dublin Lima, son Ogygie l'Allemagne où il réside depuis 1972. Arturo Pereda Diaz, le « chasseur absent », né à Trujillo en 1947, a quitté son pays après trois ans de prison, à la suite d'un hold-up, exécuté par un groupe d'étudiants, pour renflouer les caisses d'un mouvement révolutionnaire. Le 2 mars 1985, après quinze ans d'absence, Pereda atterrit à Lima pour effectuer un reportage photographique sur la réalité du Pérou. Ce qui ne devait être qu'un voyage professionnel agrémenté de retrouvailles familiales tourne court : « Comment vendre ces nouveaux visages, ces nouveaux sentiments aux Européens habitués au misérabilisme et au réalisme magique, à l'obscène danse de la faim, du folklore et de la mort ? »

Toutes les plaies que Pereda pensait refermées à jamais se remettent à saigner les unes après les autres. La plus profonde découle du jugement sommaire et de l'exécution d'un traître. Cette trahison, dont les circonstances et les raisons ne furent jamais élucidées, sera l'objet de l'enquête du photographe. Elle le conduira, de fausses pistes en réelles surprises, de Lima, arpentée en tous sens à en devenir familière, à Mexico, via Paris et Bruxelles. En revenant sur les lieux du crime, qui furent aussi ceux de la passion et du bonheur, Pereda prend tous les risques malgré les avertissements. Il est déjà trop tard : souvenirs et remises en question déferlent.

Pereda va donc passer le mois que dure son séjour à s'affronter à lui-même, à tenter de s'accorder comme on accorde un piano, à ausculter les dissonances qui ont faussé la tonalité qu'il voulait donner à sa vie. Tout est passé au crible : l'exil, qui lui apparaît maintenant comme un reniement de son pays, de ses amis et de ses idéaux ; le mensonge par lequel il prétendait effacer l'acte irréparable et oublier ses racines ; le Pérou toujours embourbé dans des inégalités et des injustices endémiques ; le désir de revoir la belle Laura, ce fou de Rojas ou la très mystérieuse Sarah ; les raisons de vivre de ce « raté content de lui »...

Alfredo Pita n'a cure de nous ménager. Le roman prend un tour ensorcelant avec le jeu sur le temps et la superposition de différents niveaux de récit. La discontinuité systématique du récit propulse le passé de Pereda sur la même échelle temporelle que son présent, de façon d'autant plus frappante et habile lorsque les transitions entre périodes sont constituées de locutions communes. Passé, présent et futur s'évanouissent pour se fondre en une seule et même entité.

Ce broyage du temps illustre parfaitement la volonté de s'inscrire dans la diversité du monde, d'assumer contradictions et faiblesses, de refuser l'oubli, de revendiquer la pluralité : « En tant que Latino-Américain né au nord du Pérou, je sens que mes racines ne sont pas seulement mochicas, incas, celtes, arabes, juives et romaines, elles sont grecques aussi. » Alfredo Pita ne dit pas autre chose en s'attribuant une citoyenneté cosmique. S'il reconnaît avoir mis beaucoup de lui-même et de ses lectures dans son roman, c'est grâce à cette multiplicité qui l'autorise à choisir un Basque pour sujet de nouvelle ou à préparer un roman situé dans le quartier chinois de Paris. Qui le conduit à se jouer de lui-même, dans des constructions en miroirs : le deuxième chapitre du Chasseur absent s'ouvre par quelques vers d'un poète nommé Rafael Devalera, pourtant l'un des personnages du roman mais aussi l'auteur d'un recueil de poèmes, Sandalias del viento, publié en 1995 et précédé d'une présentation signée d'un certain Alfredo Pita.


Alfredo Pita

Né au Pérou en 1948, Alfredo Pita a publié deux recueils de nouvelles et obtenu plusieurs prix de poésie dans son pays. Il réside depuis 1984 à Paris, où il est journaliste à l'Agence France-Presse. C'est peut-être un signe des dieux si Le Chasseur absent, édité au Pérou en 1994 puis quasiment oublié, a obtenu cette année le prix de Las Dos Orillas décerné à Gijon, en Espagne ( Le Monde du 4 juin 1999). Ce prix stipule une édition simultanée en France, en Allemagne, en Espagne, en Grèce, en Italie et au Portugal. Une véritable odyssée, preuve que les livres aussi ont leur propre destin.


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